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Nuits du savoir

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   Ci-dessous, une version textuelle du contenu de la conférence que j'ai donnée en septembre lors des Nuits du Savoir de l'Institut Culturel Bernard Magrez.

      Le Gloss est un glossaire franco-anglais, également disponible sous forme de NFT interactif ici. Vous pouvez cliquer sur "CLICK" dans la description pour y accéder, et le collectionner pour un minimum de moins de 2 euros (hors frais, et hors-pourboire).
 

NFT : le futur du monde de l'art est-il numérique ?


     Nous allons parler d'art numérique, de blockchain, et même de Renaissance Numérique, mais ne vous inquiétez pas, je vais prendre soin de vous à travers des parallèles avec la peinture et le street art qui vous sont plus familiers. 


     Commençons avec un point lexical: qu'est-ce qu'une blockchain ?

     J'opterais pour ce genre de définition un peu simplifiée : réseau et base de données immuables partagée. Une définition classique, sachant que des modèles très différents existent aussi.
Des réseaux, donc, pour la plupart autant décentralisés que possible, dont la résilience repose sur le fait que chaque acteur partage une copie des données du réseau, et non un serveur centralisé chez Amazon, une banque ou un gouvernement. Les cryptomo
nnaies telles que le bitcoin sont ainsi considérées comme plus fiables que des monnaies classiques telles que l'euro ou le dollar par la communauté crypto, car ces dernières sont dépendantes des gouvernements et banques centrales qui peuvent théoriquement en faire ce qu'ils veulent quand ils le veulent (inflation ou déflation, mauvaise gestion, saisie possible de votre argent, etc.). Mais depuis que Vitalik Buterin a quitté le développement de Bitcoin et créé Ethereum, la première blockchain Turing-complète (c'est-à-dire que son langage Solidity peut coder absolument tout type de donnée ou programme), les blockchains sont devenues bien plus que de l'argent.

     

     Second point de vocabulaire, qu'est donc un NFT?

     Le sigle signifie "Non-Fungible Token", ou jeton non-fongible en français. Les objets numériques authentifiés et infalsifiables de ces blockchains s'appellent des jetons, ou "tokens" en anglais. Il y a des jetons fongibles comme les cryptomonnaies, ce qui signifie qu'un jeton est interchangeable avec un autre (comme une pièce de 2 euros, dont la valeur est identique et donc interchangeable avec une autre pièce de 2 euros).
     Par conséquent, un jeton non-fongible est un objet numérique unique qui existe sur une blockchain "pour l'éternité", ou plus exactement tant qu'au moins un ordinateur fera tourner la blockchain. Pour information, il y a aujourd'hui 11.000 ordinateurs qui font tourner Ethereum, et 16700 pour Bitcoin. Un NFT peut permettre une grand variété d'applications : une carte de membre tel que ceux du Club NFT de Bernard Magrez, des documents d'identité ou diplômes comme c'est déjà le cas dans quelques universités américaines, des contrats, ou dans le cas qui nous intéresse, une oeuvre d'art numérique, dont l'unicité et l'historique sont prouvés de façon infalsifiable par la blockchain. Précisons également que certains artistes vendent des peintures physiques attachées à un NFT par préférence pour la certification et les mécanismes de vente par blockchain, posant la question de savoir si le futur des œuvres d’art traditionnelles passera aussi par la blockchain.

 

 

 

 

 


     Ceci étant posé, commençons par une histoire plus humaine, la mienne. Comment suis-je passé d'une pratique artistique traditionnelle aux NFT, et pourquoi ?

     Je pourrais vous dire qu'être artiste a commencé quand je suis né, peut-être même un peu avant, comme beaucoup d'autres. En tout cas, un début de vie pas toujours joyeux me fait vite devenir addict à créer - inventer des mondes sous la couette, les dessiner, les visiter dans des rêves qui finissent par devenir lucides. A l'adolescence, découvrir la création musicale et nouer un lien synesthétique avec elle. Écrire de la poésie et de la fiction. Rater le concours d'entrée aux Beaux-Arts - probablement la meilleure chose à faire pour devenir l'artiste qu'on est censé être. Dessiner, peindre et illustrer en marge de 2 Masters de langues étrangères et une année au Japon, cycle d'études qui se termine sur un mémoire sur Murakami Takashi et son rapport avec la philosophie, l'histoire et l'art japonais, ainsi que leurs jeux de miroir avec l'Occident. Après une mention très bien et les félicitations du Jury, je laisse tomber les propositions de doctorat, pour me consacrer à mon art - entre créer et faire de la recherche sur ce que les autres créent, la réponse est vite trouvée.

     2011, première exposition solo dans une galerie d'art de Lyon. Photographie et photomontage, nous sommes déjà dans une facette de l'art numérique. Je reviens ensuite sur mes premiers amours - le dessin, la peinture, l'illustration. Je redécouvre le street art - 3ème prix des Vibrations Urbaines de Pessac, de l'affichisme en réalité augmentée avec mes balbutiements en animation, puis des poses d'impressions 3D sur les murs de Berlin, Bordeaux et Erevan en Arménie, et une place dans l'exposition du Grand Prix Bernard Magrez, pour le local. De l'art commercial avec Disney pour les 90 ans de Mickey, Diesel, PayPal ou encore Google For Startups.

 

     Pendant ces années, une frustration grandit. À chaque fois que je veux exposer un travail audiovisuel, qui synergise mes passions visuelles et sonores, je dois passer par une incarnation physique, ou plutôt une excuse physique - le numérique a besoin du physique pour exister, être valorisé, se montrer. Jouant avec la peinture en réalité virtuelle, la fracture spirituelle se fait plus douloureuse, entre un monde de l'art ultraphysique et ma génération de créateurs numériques qui veulent pouvoir vivre d'une création libre - et donc d'art - sans dépendre de commandes commerciales.

     En 2020, je tombe sur des designs de mascarons grotesques de la Renaissance Flamande - ces masques ou visages étranges qui ornent de nombreux bâtiments à Bordeaux. Habitué à ne travailler que sur mon propre univers, je me surprends à être happé par ceux-ci, d'avoir besoin de les remodeler. De les faire renaître dans l'ère numérique, 5 siècles plus tard. Tout de suite, la frustration revient - ok, je vais leur donner des couleurs, les animer, les faire flotter dans un vide numérique, mais ensuite quoi ? Encore des tirages en réalité augmentée ?

     Un mois plus tard, un ami adepte de trading de crypto monnaies (sujet sur lequel je ne connaissais absolument rien si ce n'est la spéculation sur ce mystérieux bitcoin), Manu, me parle de NFT, en me disant que ça collerait très bien avec ce que je fais, que ça commence à décoller. On est en plein 2ème confinement, mon avenir sent le sapin, pourquoi pas, hein ?

     Étant du type boulimique d'information et du genre à comprendre avant d'agir, je me heurte vite à un mur énorme - nouvelle technologie ne ressemblant à rien d'autre, nouvelle culture, notions de finance indispensables, un défrichage d'avant-garde tous azimuths qui donne le tournis. Je ne comprends pas non plus pourquoi on irait collectionner une œuvre qui est déjà disponible à tous. Comme on le dit dans le milieu, ce qui finit par être disruptif, avant d'être rejeté et diabolisé, est d'abord perçu  comme quelque chose d'étrange, dont on ne comprend pas ni l'intérêt, ni le but.

     Mais voilà, les mascarons me reviennent soudainement en tête. Ah, voilà une bonne façon de les uploader direct dans l'avant-garde de la créativité numérique ! Je ne sais pas encore ce qu'est réellement un NFT, mais ce que je découvre me semble coller parfaitement à mon envie.

Je cherche un classement des meilleures plateformes de NFT, et deux spécialisées dans l'art retiennent mon attention - Async Art qui permet de nouvelles façon de créer et de collectionner, et la première du classement, SuperRare, qui est vue comme le summum de l'art tokénisé (art numérique authentifié par un NFT). Je soumets ma candidature aux deux avec succès au crépuscule de 2020. Il me faudra attendre janvier 2021 pour me dire "tant pis si je ne comprends pas tout, pour une fois, j'apprendrai en faisant".

     Les frais de gas (le paiement des acteurs qui font le réseau, qui varie en fonction du traffic sur la blockchain), sont élevés, et créer mon premier NFT me demande quelques centaines d'euros à l'époque. En pleine phase d'apocalypse socio-économique d'un monde covidé, le pari est risqué pour moi.

     Mais il allait changer ma vie.
 


     Revenons maintenant vers le pédagogique, en rentrant maintenant dans le vif de ce qui vous interroge probablement le plus, à travers une comparaison entre collectionner une œuvre physique telle qu'une peinture, et un NFT d'art numérique.

     Pourquoi collectionner une œuvre à laquelle tout le monde a accès ? Peut-on l'accrocher chez soi ? Qu'est-ce que vous pouvez faire avec un NFT ?

     Voici tout d'abord les éléments qui restent similaires entre l'acquisition d'un NFT et d'une peinture : le mécénat - et donc l'entrée dans l'aventure qu'est la vie d'un.e artiste ou d'une oeuvre que vous appréciez, l'entrée dans le cercle des collectionneur.se.s de cet.te artiste, les possibilités de constituer un patrimoine transmissible à vos éventuel.le.s descendant.e.s, graver votre nom dans le marbre de l'histoire de l'oeuvre, l'exposition de cette oeuvre chez vous, en galerie ou dans un musée, la possession d'un objet unique, la responsabilité de conservation de l'oeuvre, et enfin la possibilité de défiscaliser, investir ou spéculer.

     Commençons par le plus grand fossé philosophique que l'on rencontre quand on ouvre la porte de l'art tokenisé : pourquoi collectionner, pourquoi payer pour une œuvre dont la jouissance entière est accessible à tous ? Cette question est la première que je me suis posée en tant qu'artiste, et elle est plus profonde qu'il n'y paraît. Un début de réponse se trouve dans les similarités évoquées précédemment : il y a plus de points communs entre l'acte de collectionner du physique et du numérique qu'il n'y a de différences. Ceci étant posé, parlons des formes d'exclusivité offertes par la possession des deux formats. Les deux ont une forme de propriété exclusive qui ouvre au mécénat, patrimoine, spéculation, et ainsi de suite. Cependant, dans le cas d'une peinture, on peut généralement jouir de l'art de façon diminuée via des reproductions numériques ou physiques, mais la matérialité, la texture, la physicalité de la peinture restent exclusives au collectionneur, et aux spectateurs d'une éventuelle monstration publique.

     Dans la majeure partie des cas, pour un NFT, la jouissance entière de l'expérience artistique est gratuite et accessible à tous. Mon opinion personnelle est que la jouissance de l'œuvre passe ainsi d'un paradigme exclusif et quelque peu égoïste, à un paradigme inclusif et généreux, ce qui a aussi pour effet de rendre le rôle de mécène encore plus apprécié. Il convient cependant de noter des exceptions à ce principe : toute possibilité étant programmable, il y a des rares occurrences d'oeuvres laissées en version diminuée (basse résolution, bande-son ou scène coupée, version non-animée uniquement, etc.) dont la version complète et/ou en haute définition ne sont accessibles qu'au collectionneur, procédé automatisé par le NFT qui "sait" si vous le possédez ou non. Cela reste une exception. Le format NFT permet d'autres formes d'exclusivité telles qu'oeuvres offertes de façon automatisée à tous les collectionneurs.e.s d'un.e artiste, liste blanche automatisée pour certains projets, citons aussi le fait que la plupart des galeries virtuelles ne vous permettent d'inclure que des NFT que vous avez créé ou collectionné, idem pour votre avatar ou photo de profil pour les nouvelles plateformes basées sur les blockchains, etc.

     En ce qui concerne la responsabilité de conservation d'une œuvre traditionnelle, de quoi un collectionneur doit protéger une peinture ? Vol, vandalisme, dégradation due aux UVs, à l'humidité, à un mauvais accrochage ou accident éventuel, par exemple. En résumé, tout est dans le stockage. Ce qui change en numérique : au niveau positif, vous n'avez aucune limite de stockage d'œuvres et pouvez collectionner à l'infini, l'œuvre ne peut pas se dégrader avec le temps, et elle peut instantanément être exposée partout dans le monde sans que son intégrité soit mise en danger. Contre le vol, il vous appartient tout comme une peinture de sécuriser votre collection, ce qui demande principalement des connaissances et des bonnes habitudes, éventuellement un petit objet qu'on appelle un hardware wallet et qui demande à être connecté à votre ordinateur pour vérifier et valider chaque transaction. Le leader du marché, Ledger, est français. Un NFT peut être volé ou devenir inaccessible s'il arrive à une adresse n'appartenant à personne, mais ne peut pas être détruit tant que la blockchain existe.

     C'est là que nous arrivons à un point important : le fichier artistique (image jpg, vidéo mp4, œuvre interactive codée en javascript, etc.) n'est pas stockée sur la blockchain. Il y a des exceptions fascinantes que l'on appellera alors art on-chain. Elles sont rares car le coût de stockage des données sur les blockchains actuelles est exorbitant, obligeant l'art à être minimal, excluant de fait les formats vidéos ou les visuels complexes. Le NFT pointe donc vers un fichier stocké soit sur un serveur privé (Amazon, serveur privé, ou autre), ce qui est souvent considéré comme un choix funeste car à la merci d’un acteur centralisé et opaque, soit en majeure partie sur un réseau de stockage décentralisé tel que IPFS ou Arweave. Gardons les informations techniques sur le stockage, la sécurité, et donc la question de la conservation de l'art numérique pour une autre fois, c'est un sujet dense qui mériterait sa propre conférence. Retenez juste que le NFT authentifie, grave l'historique de toutes les données dans le marbre de façon immuable, mais généralement ne stocke pas le fichier artistique lui-même, qui est pour ainsi dire une pièce jointe. Ce qui demande a minima de privilégier les artistes n'utilisant pas de solutions privées (si Amazon finit par fermer, que devient votre art?) et gardant des archives de ses travaux avec soin. Il y a également des avantages à ce stockage séparé, avec des œuvres pouvant être améliorées, transformées, rénovées au fil du temps et des nouveaux formats.

     Pour clore cette section, je peux témoigner que dans la pratique, en tant que collectionneur, le feeling de collectionner l'œuvre d'art et la façon dont c'est traité sur tous les plans autant par les artistes que les collectionneur.se.s est le même que la possession d'une peinture. C'est à vous, et l'œuvre devient très personnelle.

     J'aimerais maintenant aborder la puissance de l'art numérique : il a une plasticité et un potentiel d'évolution infini. Une peinture est une œuvre finie et figée, une simplicité qui fait aussi sa force. Un NFT d'art peut contenir plusieurs formats, médias, expériences, peut être une oeuvre fixe à afficher sur un écran d'art chez vous (oui, le numérique s'accroche chez vous dans votre salon avec une nouvelle génération d'écrans au rendu incroyable, et à la taille optimale pour votre intérieur), un personnage virtuel automatiquement accessible lorsque vous vous connectez à un monde virtuel compatible, une clé d'accès à des éditions numériques exclusives ou à certains services, une galerie d'art virtuelle, et bien plus encore. Les possibilités sont infinies, simultanées, et évoluent en permanence. Tout peut-être inscrit dans un seul NFT.

     Je finirais cette introduction aux oeuvres d'art tokenisées sur l'incroyable diversité des formats, médiums et sous-genres qu'on y trouve : musique, audiovisuel, images fixes bien sûr, mais aussi art génératif où le code devient l'art et génère des combinaisons possibles sous forme de NFT individuels, art interactif, art dynamique qui évolue en fonction de paramètres externes (choix manuels de l'artiste, température d'un lieu, heures, jours ou années qui passent, activité d'une blockchain, etc.), et bien sûr de nouvelles possibilités d'art conceptuel. Les innovations se retrouvent aussi du côté de l'acte de collectionner une oeuvre: la plateforme Async Art permet par exemple à des collectionneurs de posséder les différentes parties d'une seule oeuvre - un collectionneur possède et peut choisir une version du décor parmi plusieurs, pendant qu'un.e autre acquerra un personnage, et ainsi de suite, l'oeuvre finale étant donc le résultat collectif des choix de chaque collectionneur.se.

 

     Dans l'art numérique, un mouvement a émergé - l'art crypto ou cryptoart / crypto art en anglais. Il y a "crypto" dedans, et pourtant ce n'est pas sale, ni dangereux. La question s'est posée de savoir s'il s'agissait d'un réel mouvement tant il abrite de la diversité, mais en ce qui me concerne la réponse est indéniablement oui, et pour justifier cela je vais comparer le street art et le cryptoart, que j'ai tous les deux pratiqués.

 

     Le street art a des racines assez anciennes - on peut parler de fresques antiques, de graffitis romains, de muralisme sudaméricain, ou de façon plus pertinente évoquer les années 70 pour l'embryon contemporain de ce que c'est devenu, et plus les années 80 ou 90 pour que cette subculture urbaine devienne plus étoffée. On pourrait choisir approximativement la charnière des années 2000 comme passage à un mouvement mainstream. Pour l'art crypto, on peut noter des occurrences non-tokenisées proche de la naissance de Bitcoin en 2010, ou des premières formes archaïques de NFT avec des noms de domaines sur Bitcoin, mais je noterais personnellement plutôt Khalahan Henkh utilisant Punycode en 2011 pour une première forme d'art à base de caractères directement inscrits sur une blockchain.

     L'avantage de l'art crypto est que la provenance (terme qui signifie plutôt l'historique dans ce milieu) est gravée dans le marbre de la blockchain et restera disponible pour les historiens d'art du futur. Une véritable archive écrite en live, adaptée à l'ère du numérique.

     Pour comparer avec le street art, je dirais que l'art crypto est au tournant de l'an 2000 : il y a eu un premier boom de l'art crypto au début 2021, la majeure partie des artistes ont entendu parler des NFT, l'artiste Beeple a vendu un lot NFT à 69 millions de dollars chez Christie's, le Pompidou et le LACMA de Los Angeles on commencé leur collection de NFT et le MOMA de New York constitue un fonds à cet effet, des artistes stars, certainement non-cryptonatifs tels que Damien Hirst ou Murakami Takashi ont déjà fait plusieurs collections de NFT, pendant que Sotheby's a créé sa propre marketplace NFT et de nombreuses ventes aux enchères thématiques dédiées aux NFT. Passons sur les nombreuses célébrités qui ont déjà investi le milieu, de Robert de Niro à Donald Trump en passant par Snoop Dogg ou Elon Musk. Nous sommes donc loin d'un milieu confidentiel, et pourtant ! Pourtant le monde de l'art traditionnel et une bonne partie de l'opinion publique associe encore les NFT à une arnaque, un système pyramidal, une catastrophe environnementale (ce qui est faux), un système voué uniquement à la spéculation, entre autres, ignorant largement que les plus grands musées ont déjà investis le milieu, que l'on fait des conférences, expositions, et débats passionnés d'art numérique depuis des années à l'échelle mondiale, qu'il y a une incroyable richesse thématique, technique et esthétique, et que de nombreux artistes en vivent et ont acquis un statut de rockstar dans ce milieu. Notons une avance des états-unis sur l'Europe, notamment en France dont le traitement médiatique a été souvent épisodique et amateur. Il y a probablement une corrélation avec le nombre de personnes ayant utilisé des blockchains, encore beaucoup plus faible en Europe et surtout en France que dans d'autres pays.

     En ce qui concerne la diversité des pratiques, on retrouve dans le street art le tag, le graffiti figuratif à l'aérosol, le collage, affichisme, sculpture, pochoirs, pratiques numériques hybrides, etc. L'art crypto n'est pas en reste: peinture numérique voire en réalité virtuelle, 3D, animation image par image, musique, art génératif dont le code qui génère les oeuvres est la véritable oeuvre, art interactif, art IA, photographie, poésie et littérature, collage, pixel art, et bien plus. Dans les 2 cas, nous avons des mouvements contemporains dont la cohésion n'est plus dans le médium mais dans la culture, les thèmes, les penchants esthétiques, éthiques et un locus : le street art se pratique dans la rue, le cryptoart sur la blockchain. Le street art est né aux confluents du hip-hop, du skate de l'environnement urbain, d'une contestation de l'appropriation de cet espace par la publicité et les institutions, etc., tandis que l'art crypto est né dans le creuset où se mélangent culture Internet, mèmes, intérêts de natifs du numériques (jeux vidéos, réseaux sociaux, etc.), esthétiques propres à ces supports (pixels ou code visibles, déformations dues aux formats de compression numériques, visuels cyberpunks ou transhumanistes, etc.), et une éthique de décentralisation parfois radicale - là où les graffeurs peuvent être en rébellion contre la police et l'appropriation de l'espace public par les publicitaires ou autres, les cryptoartistes se méfient souvent des banques centrales, de Wall Street, des gouvernements, et veulent se réapproprier leurs données et le contenu qu'ils mettent en ligne (c'est la base du web3, là où le web 2.0 est la possibilité de créer du contenu, mais avec sa monétisation, sa propriété et ses données captives des GAFAMs).

     Notons également un renouveau du domaine public (notamment via la license Creative Commons CC0) pour le cryptoart, soutenu théoriquement par la provenance offerte par la blockchain, ce qui est un sujet trop dense pour cette conférence, mais littéralement disruptif et fascinant.

     Enfin, n'oublions pas que les 2 mouvements ont commencé avec une lutte contre une opinion publique défavorable (vu comme du vandalisme “sale” pour le street art, et de l’arnaque nébuleuse hyperspéculatrice et énergivore pour l'art crypto).

 

 



     J'aimerais maintenant introduire un concept dont j'ai entendu parler dès le début de ma carrière d'artiste numérique: la Digital Renaissance pour les anglophones, ou Renaissance Numérique pour les Français qui évitent les anglicismes (je sais que c'est peine perdue mais rappelons que "digital" en français correspond aux doigts ou à une belle fleur).

     J'imagine que des sourcils se lèvent, mais regardons de plus près ce qui est bien plus pertinent qu'un simple buzzword.

     La Renaissance n'était pas seulement une redécouverte de l'Antiquité gréco-romaine, elle était aussi caractérisée par de nouvelles techniques artistiques, une concentration de capitaux pour le mécénat dans certaines cités, et une progression de l'esprit scientifique, rationnel et démocratique. Le numérique, d'autant plus depuis qu'Internet existe et que l'IA s'apprête à nous donner une révolution sans précédent - dangers et défis compris, a totalement changé notre rapport au monde, à la réalité, aux interactions sociales, et le fonctionnement de notre société. Et comme nous l'avons expliqué préalablement, a déjà changé l'éventail créatif dont l'humain disposait. La concentration de capitaux des cités italiennes est ici numérique - un mélange de Twitter, quelques plateformes d'art et quelques blockchains dont Ethereum, Tezos et Bitcoin. Le mécénat pour l'art numérique qui était hyper confidentiel avant les NFT (notons que le volume du marché de l'art numérique a été multiplié par 10 sur les 2 dernières années, principalement via la croissance des NFT). Les artistes numériques commencent à pouvoir vivre de leur art sans avoir besoin de commandes commerciales, chose quasi-impossible avant.

     L'aspect redécouverte d'une période plus ancienne pour la Renaissance est moins important ici, mais pas inexistant, juste sur des cycles temporels beaucoup plus courts. Une lecture par ailleurs assez pertinente dans un monde où le temps s'accélère. Cette redécouverte, c'est celle des fondamentaux esthétiques du numérique, en particulier assumer les pixels, glitchs et le code apparent. Note au passage, un glitch est presque un synonyme de bug, sans être nécessairement un problème lié au code. Visuellement, ça peut ressembler à des parties d'un film mal compressé qui "traînent" sur l'écran, des pixellisations chaotiques partielles, des décalages chromatiques, des polygones qui s'emballent, etc. De même, un secteur de l'art 3D revient sur du minimalisme presque rétrofuturiste: des modèles avec très peu de polygones, un aliasing assumé (effet d'escalier sur les lignes diagonales), des voxels (pixels cubiques), la structure en fils de fer visible, et ainsi de suite. Ce qui était le fruit des limitations des machines dans les années 80 et 90 devient une revendication.

En aparté, si je vous "dit street art", à quoi pensez-vous en premier ? Probablement Banksy, ou quelqu'un qui fait quelque chose de typique, comme par exemple les tags d'A-Mo pour le local. Ces exemples soulèvent un point important - dans une forme d'art émergente, ce qui marque et devient un phare d'un mouvement véhicule ce que j'ai baptisé le cri du médium. La coulure de l'aérosol magnifiée, les traces du pochoir encore visibles deviennent des formes pixellisées ou du glitch. Dans les 2 cas, ce qui épouse sans retenue la matrice même qui génère sa forme, et l'expose aux yeux de tous. Une sculpture qui ne cache pas qu'elle est en pierre.

 


 

     Le parallèle entre les deux Renaissances étant posé, revenons à nos moutons, ou plutôt, à nos mascarons. Vous vous souvenez de ceux dont je vous ai parlé, au moment où j'ai découvert les NFT ? Le projet qui en est né fait le parfait pont entre 3 Renaissances : l'ancienne, l'actuelle et la future.

Au XVème siècle, les Italiens redécouvrent d'étranges motifs dans la Domus Aurea de Néron, alors ensevelie. Le palais s'apparentant désormais à une grotte, ses ornements remplis de chimères terribles, drôles, mystérieuses ou sauvages, inspirées de la Grèce Antique, font naître le style grotesque. Aux XVIème siècle, à Anvers dans les Flandres, le sculpteur Cornelis Floris de Vriendt s'en inspire pour des mascarons qui deviennent populaires. Il développe le style en y ajoutant des éléments nouveaux tels que des détails architecturaux. Un peu plus tard, un autre Anversois, Frans Huys, fait des illustrations de ces sculptures, et les publie avec un éditeur français. Cinq siècles plus tard, il n'y a aucune trace des originaux en pierre, mais la technique de l'imprimerie aura fait survivre 17 mascarons grâce à Frans Huys. Le Musée Rijks aux Pays-Bas a scanné en haute résolution chacun d'entre eux et a déposé les fichiers dans le domaine public.

     Mon projet, intitulé Timechain (anciennement Cornælhuys), est une blockchain métaphorique faite de temps et d'art, une réflexion sur la filiation artistique à travers les siècles, et un pari sur la conservation de l'art numérique.

     J'ai donc pris les mascarons de Huys, eux-même modélisés par De Vriendt, eux-mêmes inspirés par une lignée qui remonte jusqu'aux masques des comédiens de la Grèce Antique. Je les ai rénovés en retravaillant et nettoyant les traits, mon sens des couleurs et des lumières, un flottement dans un vide numérique abstrait, du glitch et de la génération de variations par IA, ainsi qu'une composition musicale jouée au Mellotron numérique pour chacun d'entre eux. Chaque bande son a un bruit blanc étrange, qui est en fait un écho littéral du passé - j'ai encodé les originaux de Huys dans les ondes sonores, de sorte qui si vous passez le son dans un spectrographe, vous verrez la gravure apparaître. C'est un palimpseste audiovisuel, et un clin d'œil à l'archéologie et à la restauration d'œuvres d'art. J'ai également clos la série en dessinant mon propre mascaron à la main, restant proche du style de Huys, intégrant une part de culture numérique là où De Vriendt avait apporté la touche architecturale de son temps. La série est licenciée en CC-BY, ce qui équivaut presque au domaine public mais oblige la personne qui veut les utiliser à citer nos 3 noms et le projet comme source, favorisant l'émergence de lignées artistiques identifiables.

Je rajouterais des filtres en réalité augmentée disponibles sur Instagram, Snapchat et Facebook Messenger, et des mèmes en GIFs animés disponibles sur vos claviers de smartphones et réseaux sociaux préférés comme formes adoptées par le projet, qui sont pour moi des façons contemporaines d'exposer de l'art. Mes objectifs dans les prochaines années sont de les exposer à côté des originaux dans le musée flamand, rajouter une version simplifié des designs on-chain dans le NFT, de collaborer sur des versions 3D qui pourront éventuellement servir de sculptures virtuelles ou d'avatars, et de me servir de ce projet pour faire avancer la conservation de l'art numérique avec les collectionneurs et institutionnels de l'art motivé par ce défi avant-gardiste. Et les masques risquent bien de cocher la case street art augmenté à un moment, ça me démange.

 



 

 

 

     En conclusion, nous avons donc un nouveau format d’authentification résilient et automatisé d’oeuvres d'art, dont l’utilité dépasse seulement le cadre de l’art numérique. Nous avons aussi plusieurs mouvements artistiques, de nouvelles formes de monstration d’art, de nouvelles formes d’interactions, de nouvelles esthétiques, de nouveaux thèmes et un restructuration de la structure globale de plusieurs systèmes (monétaires, bancaires, artistiques et du stockage de données, notamment). Si le futur de l’art ne sera heureusement jamais 100% numérique, vous avez désormais une petite idée de la lame de fond qui s’en vient.
 


Merci pour votre temps, et à bientôt sur la blockchain.

Jæn

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